Table Ronde sur les Féminicides-Compte rendu

8 décembre 2020-Antenne UN Women-SONU 

Intervenant.e.s : 

Mme Carlotta Gradin, vice-présidente plaidoyer à ONU Femmes France, et spécialiste des questions de lutte contre les discriminations.

Monsieur Noël Agossa, qui lutte pour sensibiliser sur la question des violences faites aux femmes, au travers de l’association qu’il a fondée : l’Association des familles de victimes de féminicides mais aussi en tant que Conseiller municipal Délégué à l’égalité des chances, aux droits des femmes et aux nouvelles Technologies à la Ville de Valenton. 

Madame Frédérique Martz, spécialiste des politiques de santé et engagée dans la lutte contre les violences faites aux femmes et l’accompagnement des femmes et enfants victimes et/ou témoins des violences. Elle est notamment la cofondatrice de l’Institut Women Safe and Children, membre de l’association Femme Medecin Libéral, du collectif Esemble contre le sexisme et présidente de l’Institut en Santé Génesique

Maître Steyer , avocate au Barreau de Paris, elle milite en faveur du droit des femmes et des enfants et participe à l’élaboration de lois visant à améliorer la protection des femmes victimes de viols et de violences conjugales. 

Monsieur Frédéric Chauvaud, historien spécialiste de l’histoire du crime, de la violence et du corps, il a notamment co-écrit le livre On tue une femme : le féminicide, histoire et actualité.

A l’heure de notre table ronde, 88 féminicides avaient été recensés depuis le 1er janvier 2020, aujourd’hui, le 13 décembre 2020, c’est 90. 

Mais qu’est ce qu’un féminicide et comment peut-on le caractériser ? En quoi les féminicides doivent-ils être l’affaire de tou·te·s ? Que changerait l’inscription du terme dans la loi ? Quelles actions peuvent-elles être mises en place, et à quelle échelle, pour lutter contre ces crimes ? Comment soutenir les familles de victimes de féminicides ? 

Nos cinq intervenants et intervenantes ont répondu à ces grands questionnements tout au long de cette table-ronde.

Première Partie : Définir

Pourriez-vous s’il vous plaît, Monsieur Chauvaud, revenir quelques instants sur l’histoire des féminicides jusqu’à nos jours ? 

Les féminicides sont nombreux dans l’Histoire qu’il s’agisse de la Grèce Antique ou encore de l’ère napoléonienne. Trois exemples historiques sont donnés par Monsieur Chauvaud : 

  • La chasse aux sorcières en Europe, au XVIe et XVIIe siècles notamment: condamnation au bûcher d’environ 60 000 femmes issues de toutes les catégories sociales et ayant au commun une liberté qui déplaisait à la société de l’époque. Il s’agit d’un véritable féminicide de masse. 
  • L’assassinat de la Duchesse de Praslin en 1847 : elle a été assassinée au couteau après avoir essayé d’échapper à l’agresseur. On soupçonne alors un rôdeur, mais il s’avère que l’homme qui l’a tué est son mari, un père de France. Ce meutre est donc bien un féminicide commis par un mari, issu d’une des classes sociales les plus élevées, sur sa femme. Cette affaire motive en partie la révolution de 1848. 
  • XXe siècle, République dominicaine, l’assassinat des soeurs Mirabal : les trois soeurs Mirabla sont des militantes féministes de l’opposition au dictateur Raphael Trujilo. Lors d’une réception, Minerva Mirabal gifle le dictateur. Ce dernier ordonne alors leur assassinat, le 25 novembre 1960, qui sera fait passé pour un accident. Ce féminicide a une dimension politique qui va alimenter le mouvement d’opposition. 

Pouvez vous maintenant développer la notion de “crime passionnel” que l’on a parfois utilisée à tort pour parler, en réalité, d’un féminicide ; de la nécessité de NOMMER ce crime pour ce qu’il est. En quoi est-ce dangereux de ne pas le nommer pour ce qu’il est ? En quoi peut-on dire que le crime passionnel n’existe pas ? 

Les termes de “crime passionnel », de “drame conjugal”, de “scène de ménage tragique” sont encore utilisés pour désigner un féminicide. Ces expressions dédouanent la société de ces crimes, alors dissous dans l’ensemble des homicides. On nie la dimension politique de ces crimes en considérant que ce qui se joue dans l’intime ne concerne pas l’espace public. Les féminicides ne sont pas des meurtres perpétrés par passion en raison d’un amour impossible. Cet héritage du romantisme sollicite un imaginaire fantasmé qui rend excusable les meurtres.

Le mot “féminicide” n’apparaît qu’en mars 1976 lors du premier tribunal international des crimes contre les femmes. Simone de Beauvoir y décrit alors le féminicide comme un crime contre la femme, “le meutre de femmes par des hommes en raison de leur genre”(Diana E.H. Russell). Le terme rentre seulement dans le Petit Robert en 2015, reconnaissant alors l’existence d’une violence spécifique contre les femmes. Cette violence est indéniablement masculine, en effet sur 100 criminels, 14 sont des femmes. Aux Etats-Unis et en Amérique latine, le terme a été employé pour la première fois en 1992.
Le féminicide traduit donc une appropriation spécifique qui est faite du corps des femmes. 

Madame Gradin, nous savons qu’il existe plusieurs types de féminicide : intime, non-intime, lié à la dot. Comment, chez ONU Femmes France, avez-vous choisi de caractériser les féminicides ? Où en est la législation, en France, et en Amérique du Sud ?

L’OMS a donné 4 typologies des féminicides :

  • Le féminicide intime : meutre commis par un partenaire intime qui a la conviction qu’une femme vaut moins qu’un homme. Il existe alors un sentiment de possession de la femme qui fait penser à l’agresseur qu’il a un droit sur elle, ce droit est celui de la violence sur elle lorque qu’il est mécontent ;
  • Le féminicide au nom de l’honneur : lorsqu’une femme a des relations sexuelles hors mariage par exemple ;
  • Le féminicide lié à la dot : lorsque la dot est considérée comme insuffisante par la belle famille ;
  • Le féminicide non intime : commis par une tierce personne qui vise explicitement les femmes. C’est l’exemple de la tuerie de l’Ecole polytechnique de Montréal en 1989, motivée par un antiféminisme qui rejette l’émancipation des femmes alors associée aux études ici.

Les féminicides sont des exercices de pouvoir genrés qui dépossèdent les femmes de leurs libertés. Cette violence s’inscrit dans une logique patriarcale et systémique. 

Le terme de féminicide est inscrit dans la loi de 18 pays d’Amérique latine. L’Italie et l’Espagne ont également adopté des lois et créé des institutions dédiées à ces crimes en reconnaissant une violence genrée.

Madame Martz, pouvez-vous revenir sur les mécanismes de violences qui peuvent mener au féminicide ? 

Il existe un cycle de la violence, difficile à saisir en temporalité, mais dont on peut extraire quatres phases générales qui se jouent de l’auteur contre la victime :

  • Le climat de tensions : il s’installe en premier et donne une situation très anxiogène pour la victime ;
  • L’explosion de la violence : le moment où la violence est exacerbée, la violence peut-être à la fois verbale, physique, sexuelle ou encore économique. Cette phase est vécue par la victime comme des moments d’humiliation, de souffrance, de honte qui conduisent souvent à de l’isolement ;
  • La justification : l’auteur de la violence est dans le déni total, il s’excuse en faisant culpabiliser la victime. Ce moment est celui où la victime peut parler à un témoin, ce dernier reçoit cette alerte mais souvent il s’en détache volontairement ou à la demande de la victime qui va minimiser la situation lors de la dernière phase ;
  • La lune de miel : l’auteur demande pardon, il dit qu’il ne va pas recommencer, qu’il a changé, il se lance parfois même dans une thérapie ou menace de se suicider. 

Ce cycle se répète, sur des périodes différentes et variables, ce qui le rend dur à maîtriser pour les structures d’aide et d’accompagnement des femmes victimes.

Il est essentiel de se former sur la connaissance de ce cycle et la prise en charge des victimes afin de les évacuer le plus rapidement possible de ces situations. 

Les auteurs de violence ont une volonté de contrôle sur leur conjointe, ils exercent sur elles une oppression, fruit d’une jalousie angoissante par exemple. Souvent, ces hommes ont des antécédents de violence avant d’arriver à un féminicide. La femme est pour eux un objet qui comble un manque affectif, le féminicide n’est donc jamais commis par amour, c’est un crime de propriété

¾ des féminicides sont commis pendant ou après la séparation d’un couple.
Les institutions sociales sont totalement désemparées quant à la prévention de cette violence ou celle des enfants témoins du féminicide de leur mère.  

Deuxième Partie : Reconnaître

Monsieur Chauvaud, quelles ont été selon vous les différentes étapes de la prise de conscience des féminicides comme fait de société, comme cause nationale ? Quelle est, selon vous, la prochaine étape ?

Il n’y a pas de hiérarchie des étapes, c’est une agrégation de ces éléments qui a permis une progressive prise de conscience sociale concernant les féminicides.

  • Porter plainte : démarche à l’échelle individuelle et/ou familiale qui permet collectivement de prendre la mesure des violences ;
  • La possibilité d’interpeller l’opinion publique : faire un écho des violences à l’échelle de la société. L’exemple de Miss Pérou en 2017 où les miss ont pris la parole pour dénoncer les violences faites aux femmes ;
  • L’impact des grandes affaires : des faits de société qui interpellent l’opinion publique. Par exemple le féminicide de Marie Trintignant ou encore le mouvement #MeToo
  • Le degré d’ouverture des sociétés : guerre des sexes peut se jouer dans les société avec la menace de la suprématie masculine. La Guerre civile au Guatemala ou la tuerie de Montréal en 1989 illustrent des féminicides idéologiques et des mouvances masculinistes ;
  • L’action des mouvements féministes et des associations qui contribuent à remettre en cause les normes sociales genrées ;
  • L’environnement, les époques, les sociétés : mystère historique qui consacre des moments propices à la sensibilisation des populations  qui se saisissent alors des mouvements féministes.

Les féminicides sont donc un sujet du XXIe siècle.

Madame Gradin, pouvez-vous nous parler de la campagne menée par ONU FEMMES France pour l’inscription du féminicide dans la loi ?

ONU FEMMES France a lancé, l’an dernier, à l’occasion du Orange Day, une campagne pour inscrire le féminicide dans la loi et créer une juridiction dédiée. Cette campagne a touché un public nouveau et non sensibilisé sur la question des violences faites aux femmes en faisant appel à l’influence de célébrités et au travers d’affichages dans le métro. 

Maître Steyer, qu’est-ce que l’inscription du terme de féminicide dans la loi changerait d’un point de vue juridique ? Quels sont les arguments pour et les arguments contre cette inscription du terme dans la loi ?

La difficulté auquelle les juristes font face est l’absence du terme de féminicide dans le Code Pénal. Lors des procès, il faut plaider au-delà du Code Pénal pour pouvoir faire accepter le féminicide. On fait face à une archéologie judiciaire qui dysfonctionne totalement à la reconnaissance de cette violence.

Il existe aujourd’hui trois qualifications pour la mort d’une femme :

  • Coups ayant entraînés la mort sans l’intention de la donner
  • Meutre : volonté de tuer
  • Assassinat : prémédité, organisé

Depuis 2006, la qualité de conjoint/ex-conjoint, pacsé/ex-pacsé, … est une circonstance aggravante. Alors, les sanctions sont plus lourdes pour l’auteur du meutre. On a longtemps pensé que le meutre au sein du foyer était à atténuer, or il a été objectivé par le droit. 

Néanmoins, la notion de genre n’est pas introduite en droit français et il est alors difficile d’entendre le terme de féminicide. Mais la définition juridique de féminicide est essentielle pour arriver à recouvrir le mode opératoire que cela implique. Souvent, la violence est connue par les services de police et/ou de justice mais elle n’est pas entendue par le système et mène alors au féminicide. La plupart du temps, ces féminicides auraient pu être évités.

Souvent, il y a déjà eu une tentative de meutre. Des mesures de protection peuvent alors être mises en place mais dans un cas sur deux, ces mesures ne sont pas respectées.  

Cette inefficacité de protection des victimes de violences résulte d’une banalisation de cette violence qui est alors constamment disqualifiée. A cela s’ajoute l’impunité des agresseurs. L’exemple du féminicide de Cathy Thomas illustre le déni social des féminicides avec le 15 qui ne croit pas à un tel acte alors que la mort se joue en direct au téléphone. 

Cet enchaînement de dysfonctionnements crée un droit de tuer. L’Etat est responsable de la création d’un double langage qui tue les femmes : on engage à dénoncer la violences mais on n’écoute pas et on dénigre celles qui le font. 

L’institution judiciaire doit intégrer la société à son fonctionnement. Maître Steyer invite les femmes à se battre et à se mobiliser. 

Monsieur Agossa, quelles sont selon vous les carences, les dysfonctionnements (juridiques, politiques) qui mettent directement en danger la vie des femmes à cause de l’incapacité des autorités à reconnaître, précisément, la particularité des féminicides / violences faites aux femmes ? (plaintes, peines pour les meurtriers…) Vous précisez, sur le site de l’AFVF, vouloir faire évoluer les lois : que souhaitez-vous voir changer et pourquoi ?

L’Etat a beaucoup de carences concernant la protection qui doit être faite à sa population en manquant à protéger les femmes en France. 

Il existe un “dysfonctionnaire” de l’appareil étatique. Toutes les étapes du protocole d’accompagnement et de dénonciation des violences sont défaillantes. 

L’étape de la plainte notamment qui se transforme souvent en main courante sans aucune conséquence sur l’auteur des violences ou qui répond à des délais rallongés de prise en compte par le parquet. Cette étape est pourtant essentielle, tout comme elle est éprouvante pour les familles de victimes de féminicide qui sont des co-victimes. Le protocole de recherche de preuve par les familles est souvent vain face aux lacunes des institutions policières, judiciaires et sociales. Il y a une chaîne de responsabilité à remettre en place pour lutter contre les violences faites aux femmes. 

Troisième Partie : En parler pour en finir 

Madame Gradin, quelles actions ont été et sont menées par ONU FEMMES France, et à quelle échelle, pour lutter contre la recrudescence des féminicides/violences pendant le confinement ?

En 2019, les féminicides ont augmenté de 20% par rapport à 2018, en France. Le confinement a également engendré une hausse de 30% des signalements des violences en France. Ce constat est aussi mondial. En effet, la pandémie fantôme des violences faites aux femmes s’est ajoutée à la pandémie mondiale du COVID-19 avec des victimes enfermées avec les agresseurs. 

Si la France aujourd’hui a vu le nombre de féminicides baisser avec un féminicide tous les quatres jours, c’est une exception par rapport à ses voisins. En Italie, les féminicides ont triplé et durant le confinement, un féminicide par jour a été recensé. 

ONU FEMMES a alors mis en place des actions dans de nombreux pays du monde, comme la Serbie, la Bolivie ou encore la Malaisie afin d’aider les femmes victimes de violences. 

Des refuges pour les femmes ont été mis en place, des lignes d’assistances téléphoniques ont été mises à disposition ainsi que des aides d’associations de terrain et de la société civile. 

Les actions d’ONU FEMMES ont été mondialement ré-orientées pour lever des fonds à destinations des femmes victimes de violences et pour rappeler aux Etats de garder comme ligne directrice, l’aide à ces femmes. 

Madame Martz, Women Safe and Children est une association et un institut spécialisé en victimologie et psychotraumatologie luttant contre les violences faites aux femmes et aux enfants, quels sont vos modes d’action pour lutter contre les féminicides et les violences ? Comment faire pour protéger les femmes, mais aussi les enfants qui sont témoins et/ou victimes de la violence ?

Pour une association de terrain qui accompagne les femmes victimes de violences, un féminicide est dramatique. 

Les féminicides, et les violences conjugales de manière générale, ont un impact sur les enfants qui n’est pas toujours pris en compte. 

L’Institut Women Safe and Children associe un travail collectif de psychotraumatologie et victimologie entre associations, professionnel.l.es de santé et juristes afin de proposer un accompagnement continu et pérenne aux femmes victimes et enfants témoins. 

Il s’agit d’aider les femmes fragiles qui normalisent la violence et d’encadrer les potentiels auteurs ou victimes de violences dès l’enfance. On ne naît pas auteur ou victime de violence

La prévention et la détection de la violence sont donc un travail essentiel à réaliser auprès des enfants. 

Il est nécessaire pour les médecins d’avoir plus d’outils pour accompagner les victimes et les enfants, nécessaire alors que la société civile réagisse et mette les moyens pour éliminer la violence. 

Monsieur Agossa, comment soutenir les familles des victimes ? Comment faire en sorte qu’elles soient entendues ? 

Il y a beaucoup d’éléments à améliorer : 

  • La prévention des violences à l’école, dans les médias…;
  • Une prise en charge concrète des femmes victimes, avec la mise en place par exemple du Secours Urgence Femmes qui propose un hébergement d’urgence pour les femmes victimes de violences ;
  • Le traitement de l’auteur des violences : c’est lui qui doit partir du foyer, et plus largement les sanctions pénales doivent être plus lourdes. L’AFVF milite pour la perpétuité des auteurs de violences, dans la mesure où les familles sont condamnées à vie. Les lois doivent évoluer en ce sens. Le Grenelle n’a pas été suffisant, il faut aller plus loin pour accompagner les victimes, punir les agresseurs, repérer la violence…;
  • Les féminicides doivent être de plus en plus visibles dans l’espace public.

La France est très mauvaise élève sur la question des violences faites aux femmes, beaucoup de travail reste à faire pour que la peur et la honte changent de camp.

Conclusion : Ce qui demeure le plus urgent pour chaque intervenant.e :

Madame Martz : l’importance de la volonté politique, de débloquer des moyens massifs et d’écouter les associations qui aident les femmes au quotidien ;

Maître Steyer : écouter des victimes pour faire une analyse circonstanciée des situations de danger ;

Monsieur Chauvaud : la sensibilisation et l’éducation dès l’enfance pour prévenir les violences ;

Madame Gradin : le volontarisme politique afin de donner les moyens financiers pour mettre en place des actions de terrain, par exemple, en Espagne la lutte pour les violences faites aux femmes équivaut à 16 euros par habitant contre 5 euros par habitant, en France ;
Monsieur Agossa : les impératifs sont d’éduquer, de prévenir, et d’éviter les récidives en sanctionnant les agresseurs.

Laisser un commentaire